Si l'apparition du film noir aux États-Unis date des débuts du cinéma parlant avec des films comme The Public Enemy (William Wellman, 1931) ou plus tard Le Faucon maltais (John Huston, 1941), les origines du genre remonteraient au cinéma muet. En croisant les caractéristiques esthétiques et thématiques communes aux premiers films de gansters de D. W. Griffith, aux sérials de Louis Feuillade, à l’angoissante noirceur de l’expressionnisme allemand (et son film fondateur Caligari) dont s’inspire le cinéma anglais d’Alfred Hitchcock et d’Anthony Asquith, et la représentation du crime et de la pègre notamment dans le cinéma américain, se dessine l’univers du proto-noir, le film noir avant l’heure.
Le crime est une constante du genre, tout autant que la promesse de l’ausculter de l’intérieur, du point de vue inespéré d’une galerie de personnages tout sauf ordinaires : gangsters mégalomanes, meurtriers névrosés, crapules de petite envergure, femmes fatales, faux coupables et criminels traqués. Le film noir expose une psychologie complexe du crime et des génies du mal, similaire à celle de la littérature dont les modèles sont souvent issus. Fantômas, révélé dès 1913 au cinéma par Louis Feuillade, et le docteur Mabuse de Fritz Lang sont des personnages emblématiques de la littérature populaire de l’époque. Plus tard, en 1927, The Lodger d’Alfred Hitchcock est tiré du roman à suspense de Marie Belloc Lowndes, basé sur l’histoire de Jack l'Éventreur.
Dans ces films où le drame policier côtoie la critique sociale, l’intrigue s’applique à révéler les réactions que produisent les meurtres sur les personnages qui entretiennent entre eux des liens ambigus. Les rapports de force extrêmement fluctuants créent un sentiment d’instabilité et d’insécurité dans un milieu déjà régi par la brutalité, le règlement de compte et le meurtre. The Informer d’Arthur Robison, première adaptation en 1929 du roman de Liam O’ Flaherty (avant celle de John Ford en 1935) raconte la trahison d’un partisan de l’IRA dans l’Irlande des années 1920, un geste fou conduit par la colère et la jalousie. A Cottage on Dartmoor scrute la fuite et la folie d’un fugitif. Cet autre film britannique, réalisé en 1929 par Anthony Asquith, est mené avec suspense et humour dans une mise en scène et un montage virtuoses. La précision de la photographie et des décors confère généralement au film noir une atmosphère brumeuse, contrastée, oppressante, souvent citadine et nocturne, que la créativité de la mise en scène et les techniques cinématographiques viennent dynamiser. Dans Asphalt de Joe May, le chef opérateur Günther Rittau parvient, au moyen de caméras mobiles, à rendre une vitalité exceptionnelle au Berlin de la fin des Années folles et aux trajectoires insensées des personnages.
Haut en couleurs, dénués de scrupule et de morale, portés par la cupidité, l’obsession, la passion et la perversité, les anti-héros du film noir ne reculent devant aucune trahison, chantage et pression. Aux États-Unis, la prohibition (et la stratégie de ses adversaires à déployer trafic et corruption) offre au genre un sujet en or. En 1928, The Racket fait le portrait réaliste d’une Chicago corrompue par la pègre, menée par un gangster largement inspiré d’Al Capone. Quant à Josef von Sternberg, il sublime en 1927 l’organisation criminelle dans Underworld, film initié par Howard Hawks qui reprendra le flambeau en 1930 avec Scarface. Mais la jouissance du pouvoir est aussi contrebalancée par la menace permanente de la mort, la solitude et le désespoir de personnages piégés dans des situations inextricables et le poids de la destinée. Les trois protagonistes des bas-fonds de Jenseits der Straße s’empêtrent dans des conflits mortels pour un collier de perles, le tout-puissant gangster interprété par Lon Chaney dans The Penalty est rongé par le sentiment de vengeance, et la rédemption paraît inaccessible à l’ancien criminel de Regeneration (Raoul Walsh, 1915).
Ce cycle propose un aperçu des prémices d’un genre devenu un classique, en perpétuel renouvèlement dans le cinéma et la littérature.
Les séances sont accompagnées par les pianistes issus de la classe d'improvisation de Jean-François Zygel (CNSMDP).