Depuis plusieurs décennies, les Giornate del Cinema Muto s’efforcent d’élargir le champ d’étude sur le cinéma muet afin que des pays, des thèmes, des cinéastes et des genres ignorés par les chercheurs et les programmateurs s’intègrent enfin à notre conscience collective de l’histoire du cinéma. Il ne suffit pas de connaître Gance et Griffith, Lang et Lubitsch (bien qu’il soit nécessaire de revenir sans cesse aux fondements pour pouvoir les examiner et en élargir la portée). Si nous essayons de comprendre à la fois une forme d’art et la période tumultueuse dans laquelle elle s’est épanouie, nous devons regarder au-delà des frontières, à la fois réelles et métaphoriques. Le festival de cette année a donc repris cette idée et l’a mise en pratique, en présentant aux spectateurs des films d’Ouzbékistan et de dix pays d’Amérique latine, avec des programmes révélateurs dont les répercussions dureront bien au-delà de la semaine de l’événement lui-même. Je suis ravi d’apporter certains de ces films à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, ainsi qu’une sélection de titres d’autres sections conçues pour charmer et inspirer.
Le cinéma de fiction en Ouzbékistan a commencé en 1925, peu après la chute des khanats de Khiva et de Boukhara aux mains des Soviétiques. Les longs métrages réalisés dans les années qui ont suivi ont généralement été réalisés par des réalisateurs russes, mais ont également fait appel à des talents locaux dont l’implication a apporté un degré d’authenticité considérable à des productions contraintes de se conformer aux diktats idéologiques de Moscou. Le résultat a été tout simplement remarquable : des films qui suivent la ligne de conduite officielle, utilisant l’expressivité du montage soviétique classique, tout en s’appuyant sur la culture locale d’une manière qui écarte tout exotisme excessif. Abordant des sujets percutants comme la polygamie, le féodalisme et l’oppression des femmes dans une société attachée aux traditions, les longs métrages réalisés pendant l’ère du muet ont mis en avant la tension entre le passé et le présent dans une bataille ambivalente entre les coutumes fondées sur la religion et les exigences de la collectivisation et de la productivité des travailleurs. Les deux films de notre programme parisien, La Seconde épouse (1927) et La Fille du Saint (1931), sont d'excellents exemples d'art cinématographique utilisé pour attirer l'attention sur la manière dont la tradition a privé les femmes de leur indépendance, et, malgré la tendance antireligieuse évidente, l'accent mis sur l'action féminine est une expression remarquablement puissante d'une société en transition.
Du côté de l’Amérique latine, nous proposons des films d’Argentine, du Brésil, de Colombie et du Mexique, mélange de fiction et de non-fiction, pour donner un aperçu des industries cinématographiques influencées par les productions américaines et européennes sans pour autant leur être redevables. Des bouffonneries burlesques du film brésilien Apuro do Genésio (1940) aux précieuses sections survivantes du film mexicain influent Santa (1918), ces films offrent un aperçu de nations qui se débarrassent du lourd manteau du colonialisme et trouvent leur propre voix. Pour un regard édifiant sur la vie des petites villes argentines et sur l’humanité qui nous unit tous, ne manquez pas Galería cinematografica infantil (1933), qui présente également le travail méticuleux du Museo del Cine de Buenos Aires.
Parmi les autres films de la sélection de cette année figurent deux longs métrages avec la fascinante Anna May Wong (Dinty, 1920, et Song, 1928) dont les origines chinoises ont entravé sa carrière aux États-Unis jusqu’à ce qu’elle déménage en Europe et trouve (brièvement) les rôles importants qui lui échappaient dans son propre pays. Dans le cadre du programme « Classiques revisités », nous projetons le film de diva italienne par excellence, Rapsodia Satanica (1915/17), ainsi que le film sous-estimé Three Women (1924) d’Ernst Lubitsch. Notre hommage au directeur artistique Ben Carré couvre sa carrière française et américaine, avec notamment La Mort de Mozart (1909) et Pride of the Clan (1917) de Maurice Tourneur, une restauration en cours par la Fondation Mary Pickford. Le film rarement projeté de Louis Mercanton, L’Appel du sang (1919), magnifiquement tourné dans les environs de Taormine, provient de notre programme sicilien, et six courts métrages Biograph réalisés par D.W. Griffith en 1908 mettent en lumière le travail effectué pour ressusciter des films jusque-là connus uniquement grâce à des copies compromises. Un documentaire suédois de 1926 tourné dans l’extrême nord propose des images contemplatives époustouflantes, tandis que le divertissement kitsch de Folly of Vanity (1925) offre un spectacle magnifique. Enfin, la comédie allemande Saxophone Suzi (1928), avec la scintillante Anny Ondra, vous offrira l’un des moments les plus amusants que vous aurez jamais vu au cinéma.
Jay Weissberg, Directeur des Giornate del Cinema Muto
Les séances sont accompagnées par les pianistes issus de la classe d'improvisation de Jean-François Zygel (CNSMDP).
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