Ce cycle thématique inédit dévoile une quarantaine de films - courts ou longs - fictions, documentaires ou œuvres expérimentales en lien avec l’architecture. La sélection a été élaborée par Ehsan Khoshbakht, architecte, réalisateur du documentaire Celluloid Underground (2023), auteur du livre Celluloid Architecture (2009), programmateur et co-directeur du festival Il Cinema Ritrovato. Il tient également un blog sur l'architecture et le cinéma : https://cinearchitecture.tumblr.com/
« Design » sur celluloïd : l'architecture dans le cinéma muet
C’est une sorte d'histoire d'amour, la relation entre le cinéma et l'architecture. L'architecture a vu dans le cinéma ce dont elle rêvait depuis des siècles : des yeux plus pénétrants et plus observateurs que ceux des êtres humains ; un outil capable de l'examiner sous tous les angles possibles et de la mesurer dans le temps. En retour, le cinéma a trouvé dans l'architecture un potentiel incroyable lorsque les monuments architecturaux et les décors construits en studio ont ajouté de l'attrait, du réalisme et du drame aux films.
Ce programme explore les espaces d'imagination, d'innovation et d'émotion érigés grâce à la collaboration entre ces deux formes d'art au cours de la période du muet où, dans une large mesure, la nature de leur relation a été définie avec le cinéma utilisant l'architecture comme divertissement ou comme éclaircissement.
L'architecture en tant que divertissement – Outre les gags burlesques sur les chantiers et dans les maisons invraisemblables des débuts du cinéma, l'utilisation de l'architecture a toujours fait l'objet d'un certain degré de sophistication. Bien avant l'arrivée du phénomène de l'architecture déconstructive de Frank Gehry et Zaha Hadid, c'est Buster Keaton qui, en 1920 dans One Week, un film court de deux bobines sur les maisons préfabriquées, a offert la vision intemporelle d'une architecture qui tourne mal. Contrairement à l'architecture réelle, les plus petites erreurs peuvent conduire à des désastres à grande échelle ; et au cinéma, plus l'erreur est grande, plus le film est mémorable.
L'architecture en tant qu'éclaircissement – Les « films d'architecture » proprement dits, c'est-à-dire les films qui discutent et montrent les problèmes architecturaux de leur époque, sont apparus à la fin des années 1920 sous la forme d'une série d'œuvres expérimentales et de non-fictions audacieuses, traitant de questions architecturales et utilisant habilement le nouveau média pour défendre de nouvelles approches en matière de conception. Un sentiment d'internationalisme euphorique peut être décelé dans des films comme Nieuwe Architectuur (Joris Ivens, 1929) et Wo wohnen alte Leute (Ella Bergmann-Michel, 1931), comme si, grâce à l'architecture, un monde nouveau, sans pauvreté, sans maladie et sans famine, allait prendre vie. Ces films sont des célébrations séduisantes de la fonctionnalité de l'architecture moderniste, étudiée avec émerveillement et même une touche de poésie par des cinéastes tels que René Clair, Walter Ruttmann et Eugene Deslaw. Dans Die neue Wohnung (Hans Richter, 1930), l'un des films d'architecture les plus novateurs de l'ère du muet, même la gestion des espaces intérieurs et du mobilier se transforme en comédie de mœurs, anticipant Mon oncle de Jacques Tati (1958). Les meubles étouffants d'autrefois sont ainsi jetés pour faire place à des portes coulissantes et à des espaces convertibles.
Les architectes modernistes sont d'ailleurs présents dans le cinéma (les frères Perret et Pierre Jeanneret) et certains construisent même des décors (Robert Mallet-Stevens conçoit ainsi ceux de L'Inhumaine de Marcel L'Herbier, 1924). Même Lloyd Wright, fils du célèbre Frank Lloyd Wright, imagine certains décors de Robin Hood (Allan Dwan, 1922) qui n'ont rien à voir avec sa conception californienne moderniste, même s'ils sont toujours chargés d'imagination. L'architecture au cinéma devient un terrain de jeu pour essayer tout ce qui est impossible ou interdit dans un atelier d'architecture.
Les films d'architecture réalisés vers la fin de la période du muet ont tendance à comparer les quartiers délabrés des grandes villes à la vision lumineuse et rationnelle de la nouvelle architecture. Cependant, ce modernisme trop zélé a, sans le savoir, un côté sombre. Dans Architecture d'aujourd'hui (Pierre Chenal, 1930), la dictature de la ligne droite moderniste est à l'œuvre : la main de Le Corbusier coupe impitoyablement le plan de Paris en deux, affichant un mépris évident pour tout ce qui est ancien.
Dans des fantasmes dystopiques tels que Metropolis (Fritz Lang, 1927) et High Treason (Maurice Elvey, 1929), l'insouciance et le dogmatisme de la nouvelle architecture font également place à des visions plus pessimistes d'un avenir régi par les gratte-ciel et les lignes droites. Il s'agit de véritables miracles de l'architecture cinématographique, conçus et construits dans des studios de cinéma, impermanents et n'existant que par fragments. Mais même lorsqu'il ne s'agit que de toiles de fond peintes, comme dans Das Cabinet des Dr. Caligari (Robert Wiene, 1920), ils revêtent un sens transcendant de l'espace. Leur imagination peut aller très loin et fabriquer des mondes, comme dans les fantaisies orientalistes telles que The Thief of Bagdad (Raoul Walsh, 1924), également célèbre pour son utilisation d'un « Production Designer », c'est-à-dire une personne chargée de l'aspect architectural du film. Il suffit alors de raconter une histoire, comme dans Safety Last (Fred C. Newmeyer, Sam Taylor, 1923), en l'associant simplement à un bâtiment. Dans Seven Footprints to Satan (Benjamin Christensen, 1929), le décor devient l'énigme même avec laquelle ce joyeux film policier veut éblouir le public. Le cinéma a même compris qu'il pouvait tourner la caméra vers les décors de studio, montrer leur artificialité tout en atteignant une intensité digne de F.W. Murnau. Le révolutionnaire Vampir-Cuadecuc de Pere Portabella, qui est en fait un hommage sonore au cinéma muet, est le moment où le plateau de tournage trouve une dimension métaphysique à travers l'objectif d'un dissident politique.
C'est peut-être par ironie qu'Auguste Lumière apparaît dans Démolition d'un mur (1896), non seulement comme metteur en scène mais aussi comme chef de chantier, dirigeant ostensiblement le film et la démolition d'un mur. Pourtant, le mur démoli est bientôt reconstruit grâce aux possibilités infinies qu'a cinéma de manipuler le temps (dans ce cas, en inversant la pellicule). Le Nouveau – ici le Cinématographe – arrive ainsi sur le site de l'usine Lumière à Lyon et l'Ancien – un mur apparemment inutile qui a supporté la charge d'un bâtiment – s'écroule. Pourtant, le Nouveau regarde l'Ancien avec affection et curiosité, et l'immortalise. Jouant avec le temps, le cinéma reconstruit l'espace.
Ehsan Khoshbakht